Dans cet épisode du podcast UX Content Craft, Apolline Rouzé* (animatrice du podcast), Senior UX writer et co-fondatrice de Lorem UX writing, échange avec Marie Potel-Saville, fondatrice d’Amurabi et de Fairpatterns.
*Pour éviter de parler de moi à la troisième personne dans cet article, permettez-moi d’utiliser la première personne du singulier 😊
Le legal design, pour rendre le droit transparent, accessible et actionnable
- Comment faire en sorte que toute personne utilisant une interface soit pleinement consciente et actrice de ses droits ?
- Comment faire en sorte que le droit, cette fois-ci synonyme de légalité, soit le plus transparent et actionnable possible ?
- Comment mêler cette transparence juridique avec les objectifs business d’une entreprise, qui plus est une entreprise qui conçoit un service digital ?
La réponse à ses questions tient en deux mots : le legal design.
J’ai entendu le terme ‘legal design’ pour la première fois en 2023.
Et je dois dire que ça a fait tilt, moi qui ait travaillé et travaille aujourd’hui encore avec des entreprises de la FinTech, de la LegalTech, de l’AssurTech et de la HealthTech. Des secteurs d’activité où le droit occupe une place importante et nécessaire, tant pour l’entreprise que pour les utilisateurs et utilisatrices.
J’ai épluché plusieurs ressources sur cette méconnue mais pas si récente discipline. J’ai échangé avec plusieurs personnes. Jusqu’à me dire qu’il était évident d’en parler sur le podcast.
Je dis souvent que j’aime diffuser la bonne parole autour de l’UX writing. Et aujourd’hui, j’ai envie de contribuer à diffuser la bonne parole sur le legal design.
Rien de mieux que d’en parler avec une experte sur le sujet, et j’ose dire l’une des papesses du legal design en Europe et au-delà !
Aujourd’hui, pour ce nouvel épisode de podcast, j’accueille Marie Potel-Saville.
Marie est la fondatrice d’Amurabi, une agence qui accompagne les entreprises à transformer les documents et process juridiques en outils d’action pour les utilisateurs et utilisatrices.
Marie est aussi la fondatrice Fairpatterns, une plateforme mêlant ressources, formation et podcast, pour aider les entreprises à se débarrasser des dark patterns et ainsi favoriser la souveraineté des utilisateurs et utilisatrices.
Dans cette conversation,
- Marie nous explique ce qu’est le legal design, ses enjeux, ses impacts, ses dimensions et les expertises impliquées ;
- elle nous partage aussi des exemples concrets, piochés parmi ses nombreux projets en legal design.
J’espère que ce premier épisode sur le legal design vous aidera à mieux appréhender les sujets juridiques de votre interface et à initier ou améliorer la collaboration entre produit, design et équipes juridiques.
Eh oui vous avez bien entendu, un autre épisode sur le legal design sortira le mois prochain.
Bonne lecture ! ☕
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→ Écouter l’épisode du podcast UX Content Craft
Interview — Marie Potel-Saville, fondatrice d’Amurabi et de Fairpatterns 🎙️
Apolline — Bonjour Marie. Je suis ravie de t'accueillir sur UX Content Craft ! Je suis ravie parce qu'on va parler de legal design, un sujet auquel je m'intéresse depuis quelques mois maintenant. Ton nom est revenu comme l'experte du legal design en France.
Marie — Ah ah ! On va voir.
Apolline — Aujourd’hui, à travers cette conversation, j’aimerais introduire le legal design, parce que c'est un sujet très nouveau, notamment en France. C’est une discipline qui existe pourtant depuis plusieurs années dans d’autres pays.
Quand je travaillais chez Qonto, évoluant dans un secteur très réglementé qu’est la finance, j’étais amenée à faire du legal design. Je travaillais régulièrement avec les équipes juridiques pour améliorer ou développer de nouvelles fonctionnalités. Mais je ne savais pas qu’il existait une vraie discipline.
Quand j’ai quitté Qonto, ma première mission de freelance avait notamment pour objectif d’animer des ateliers de legal design.
On peut mettre beaucoup de choses derrière le terme ‘Legal design’. Donc, j’aimerais éclaircir ce sujet avec toi.
Mais avant de commencer, un peu de contexte : qui es-tu ? D'où viens-tu ?
Marie — Merci beaucoup pour ton invitation ! Je suis Marie Potel-Saville. J'ai fondé Amurabi il y a 6 ans maintenant, c’était en 2018. Je suis aussi la fondatrice de Fairpatterns, créé en 2023.
Rien ne m'avait vraiment prédestinée à être entrepreneure. Je ne fais pas partie de ces gens qui se sont toujours dit « je monterai ma boîte quoi qu'il arrive ». Pas du tout.
J'ai eu un parcours assez classique avant ça : j'ai été avocate dans des cabinets d'affaires. J'ai travaillé en droit de la concurrence pendant une douzaine d'années. J'ai exercé en Europe, à Londres, à Bruxelles et à Paris, majoritairement.
Petit fun fact : j'ai vécu 3 ans au Mexique dans le cadre de l'expatriation de mon mari et j'ai exercé en cabinet là-bas, c'était absolument génial ! Je travaillais pour des gros cabinets américains.
Pour finalement revenir en France, où j’ai exercé en entreprise. Ce qui était intéressant, parce que j'avais fait le tour de la posture d'experte qu'on peut avoir en cabinet d'avocats. J'avais envie de voir de l'opérationnel, d'avoir une vision plus large, sur du plus long terme, et voir des projets aboutir. J’ai travaillé chez Chanel pendant 3 ans, j’étais Legal manager Europe.
Ce qui m'a frappée en passant de cabinet à entreprise, c'était l'immense fossé entre le droit et ses utilisateurs. Je me suis dit que ça ne pouvait pas rester comme ça.
Alors, j'ai commencé à faire des expérimentations dans mon département juridique, avec les moyens du bord. J'ai écumé le site du Legal Design Lab à Stanford, qui existe depuis 2013 ou 2014. Je faisais des petites expérimentations très artisanales.
Finalement, ça marchait si bien que j’ai décidé de vraiment me former. Je suis allée faire un Master Innovation by Design à l'ENSCI, à Paris. C'est une formation très solide sur 18 mois. Ça ne fait pas de moi une designer, mais plutôt une experte en innovation par le design, comme ils le disent.
Ça m'a permis de monter Amurabi, où l'idée était de combler ce fossé entre le droit et ses utilisateurs.
On peut appeler ça du legal design, ou design du droit, ou encore méthode de résolution de problèmes par le centrage utilisateur…, peu importe l'étiquette. Ce qui compte, c'est de ne pas laisser le droit lettre morte, de ne pas laisser le droit dans une base de données où tu cliques à l'aveugle en permanence, alors que tu n'as rien lu. D'abord parce que c'est dommageable pour toi, pour tes propres droits fondamentaux, mais aussi parce que c'est très dommageable pour la démocratie.
Apolline — Aujourd'hui, tu es donc à la tête d'Amurabi. Comment est constituée l’équipe et sur quels types de mission intervenez-vous ?
Marie — Nous sommes 7 au sein de l'agence. On aime bien dire qu'on est une petite équipe qui délivre de grands projets !
Il y a évidemment des designers, mais aussi des experts en neurosciences. C'est très important pour nous, cette capacité à comprendre comment le cerveau capte l'information ou au contraire la rejette. Il y a également des juristes et des experts en langage clair.
Nous travaillons sur des projets très vastes, en Europe, aux États-Unis, un peu en Asie. Nous faisons du design de contrats, du design de processus juridiques, mais aussi beaucoup de design de la privacy (pour que les utilisateurs et utilisatrices aient vraiment conscience de leurs droits et les exercent en connaissance de cause).
On fait également du design de la compliance, comme de la lutte anti-blanchiment et de la lutte anti-terrorisme. C'est d’ailleurs fondamental pour l'équité dans le monde. Ça paraît bête de le dire comme ça, mais la corruption, c'est la première cause de pauvreté dans le monde. On a donc un vrai enjeu d'embarquer les opérationnels sur des programmes de compliance, de faire monter tout le monde à bord, pour comprendre le sens profond de ces règles et qui les appliquent dans leur quotidien. Ce n'est pas un nice-to-have, c'est une obligation juridique que ton programme de conformité soit réellement adopté par tes salariés.
On fait de plus en plus de RSO (Responsabilité Sociétale des Organisations).
On travaille également auprès des magistrats : les magistrats sont eux-mêmes des humains comme les autres, soumis à la surcharge informationnelle, à l'infobésité et à certains biais cognitifs auxquels personne n'échappe. Et l'idée, c'est de prendre en compte ces biais cognitifs et de permettre au juge d’avoir ce dont il a besoin pour prendre une décision.
Et puis, bien sûr, on fait aussi de la lutte contre les dark patterns. C'est un peu notre obsession ! (rires) D’ailleurs, on a monté un laboratoire de R&D (Recherche & Développement) en 2021 sur cette question. Cela nous a amené à créer Fairpatterns, une solution qui détecte les dark patterns, et qui aide à y remédier. On vient de créer un laboratoire de user testing où on peut mesurer précisément le degré de manipulation créé par les dark patterns.
Apolline — Eh bien, vous faites peu de choses finalement ! (rires)
Revenons un peu en arrière : comment définirais-tu le legal design à un designer ou à une juriste qui ne connaît pas cette discipline ?
Marie — À une designer, je dirais tout simplement que ce n'est rien d'autre que l'application du design sur un nouveau champ qu'est le droit (les documents juridiques, les processus juridiques, etc.). On applique la méthode du design pour résoudre des problèmes d’utilisateurs. C'est un nouveau terrain de jeux. C'est un champ d'exploration, d'expérimentation, qui est intéressant puisqu’à la fois relativement nouveau mais aussi fondamentalement porteur de sens. Comme je le disais, il y a un immense enjeu démocratique dans le fait de ré-encapaciter tous les utilisateurs et donc toutes les citoyennes pour qu’elles se réapproprient le droit, et ainsi arrêter de signer et de cliquer à l'aveugle.
En ce qui concerne les juristes, il est souvent nécessaire de réexpliquer ce qu'est le design. Certains juristes peuvent penser que le design, c’est par exemple de rendre des contrats sexy. Alors je dis non, on ne fait rien d'esthétique. En général, on prend l'échelle du design : zéro design, esthétique, service, stratégie, etc. Et on finit toujours par citer Steve Jobs, qui a cette phrase qui résume tout :
Design isn’t how it looks, it's how it works.
Apolline — Très clair.
Finalement, on aurait pu rester comme ça, avec les contrats tels qu'ils sont, avec la législation telle qu'elle est... Selon toi, pourquoi est apparu ce besoin en legal design ?
Marie — On aurait pu rester comme ça, oui et non. Même avant le digital, on était quand même bien embourbés avec des contrats hyper longs, hyper jargonneux, avec le moindre contrat qui faisait 50 pages pour le plus petit service qui soit. Avec une inflation législative qui a créé cette espèce de millefeuille, de prolifération de normes, extrêmement dure à suivre, déjà pour les avocats, alors encore plus pour les citoyens.
Quand j'étais directrice juridique Europe, en 2017, ma boîte voulait passer de 10% de ventes en ligne à 50% de ventes en ligne. On était censé tout faire par sprint de 3 semaines pour y arriver. Les outils du droit dont je disposais, en général hérités du siège à New York, c'était ces fameux contrats de 50 à 70 pages, qui faisaient que tu te prenais 6 mois de négociation pour la moindre chose - qu’il s’agisse d’un contrat d'influenceur ou d’un contrat de prestation informatique, par exemple. Ça venait complètement contre-carrer cette fluidité nécessaire et cette rapidité nécessaire à l'avènement du digital.
Donc ça, c'est un premier facteur, côté entreprise et processus opérationnel.
Ensuite, il y a un autre phénomène qu'on a absolument tous et toutes vécu : un contrat de carte de crédit ou d’assurance imprimé sur papier, c'était déjà pas génial, mais avoir cette espèce de mur de texte copié-collé sur un support digital, l’enfer !
Un contrat digital peut créer une rupture d'expérience : tu navigues de façon agréable sur un site, tu sais intuitivement comment t'orienter, puis d'un coup, tu tombes sur les méandres du droit, tu ne comprends rien et tu n’as qu'une envie, c'est de partir en courant.
On peut résumer en disant que ce besoin d'accessibilité et d'appropriation plus grand du droit est né avec le digital, je pense. En tout cas, il est accentué par le digital.
Apolline — Aujourd'hui, est-ce qu'il y a un type d'entreprise en particulier auprès duquel tu interviens ?
Marie — C’est hyper varié. Start-up ou grande entreprise, finalement tout le monde a ce besoin de compréhension.
Alors, pour des groupes extrêmement complexes, il y aura peut-être un besoin encore plus fort.
Côté scale-ups, il y a généralement une culture fondamentale du centrage utilisateur.
Typiquement chez Qonto, on avait bossé avec la direction juridique, on les a formés au legal design, et on a formé certaines de leurs designers. C'était canon ! Pourtant, on ne peut pas dire que ce soit une organisation complexe en tant que telle. En revanche, comme l’entreprise a cette culture du centrage utilisateur et de l'UX, évidemment, elle trouve complètement normal que l'expérience du droit soit à l'image du reste de l'expérience sur le site et sur l’application.
Géographiquement, nous sommes très actifs en Europe, au Royaume-Uni et aux États-Unis, un peu en Asie. Ça se développe aussi beaucoup à Singapour, qui est un gros hub d'innovation.
Il n’y a pas forcément de secteur qui aurait un besoin spécifique de legal design. Évidemment, toutes les boîtes du digital, parce que dès lors que tu as un site, tu as une politique de confidentialité, tu as des CGV en ligne, etc. Tu peux avoir ce problème de mur de texte incompréhensible.
D'ailleurs, je le dis pour les designers qui nous écoutent : c'est une obligation de rendre ces textes clairs, engageants, accessibles. Si jamais votre équipe juridique vous dit « non, tu ne peux pas y toucher, c'est du droit », sachez que ce n’est pas vrai. Au contraire, c'est une obligation de les rendre clairs et accessibles.
Ensuite, on travaille aussi beaucoup avec des cabinets d'avocats et avec des régulateurs. Par exemple, on a beaucoup bossé avec la CNIL ou l’ICO qui est la version anglaise. On travaille pas mal avec l'école de la magistrature en France.
Apolline — Tu dis que le legal design permet de faire en sorte que les utilisateurs et les utilisatrices reprennent possession de leurs droits. Donc, le legal design leur profite. Mais, pour une entreprise, quelle est la valeur ajoutée ?
Marie — Très bonne question !
Première chose, tu vas gagner en efficacité. D’un point de vue opérationnel, cela va permettre de rendre plus fluide la navigation sur un site ou une application, par exemple. Tu vas enlever les étapes qui ne sont pas nécessaires, tu vas résoudre les points de friction, etc.
Nous, on est un peu obsédés par les KPIs. Dans tous nos projets, on mesure l’efficacité. Typiquement, sur le moindre projet de design de process, on va faire gagner au moins 2h30 par personne et par semaine à nos clients.
Ensuite, il y a tous les enjeux de compréhension. Par exemple, dans beaucoup d’entreprises, le support client arrive à saturation, le service juridique se retrouve à répondre 150 000 fois à la même question. Au bout d'un moment, c'est lassant et aussi ça coûte à l’entreprise. Dès lors qu'un contenu devient beaucoup plus clair, plus accessible et plus actionnable par l’utilisateur en autonomie, les services opérationnels auront moins besoin de contacter leur direction juridique. On revient à la notion d’efficacité, que l’on peut mesurer par un pourcentage de réduction des questions posées, par exemple.
Ça peut être aussi du temps gagné lors de négociations. Par exemple, nous avons pu diviser le temps de négociation de certains contrats par 4 ou 5.
Nos clients voient rapidement l'intérêt, le gain.
Enfin, même s'il y a d'autres valeurs ajoutées, je terminerai par l'adoption par les utilisateurs et utilisatrices, et donc leur satisfaction. Par exemple, nous travaillons souvent dans le secteur pharmaceutique, notamment pour designer des consentements pour des patients et des associations de patients sur des essais cliniques ou sur des données personnelles. Nous avons affaire à des personnes qui sont, d'une part, très malades, et d'autre part, en situation d'asymétrie de pouvoir puisqu’elles sont des patients face à des médecins. Il y a un enjeu important de leur redonner confiance, mais aussi de valoriser leur expertise sur leur maladie. Eh bien, on a des retours dithyrambiques des associations de patients : ces personnes se sentent enfin valorisées, enfin reconnues. Elles se sentent un peu moins assignées à ce rôle de patient, voire de victime.
Cette satisfaction utilisateurs est fondamentale parce que 1) ça rend les gens contents, 2) c'est aussi un facteur de loyauté extrêmement fort.
Apolline — Ce dernier exemple dans l’industrie pharmaceutique me parle beaucoup, parce que j’ai débuté ma carrière pro dans le secteur de la santé, et j’ai été amenée à travailler de près ou de loin sur ces sujets.
Au final, dans ‘legal design’, il y a les deux termes - legal et design. On y mêle les expertises design et les expertises juridiques. Est-ce que ça touche aussi à d'autres expertises ?
Marie — Oui, tout à fait. En tout cas, dans notre approche, ça suppose de conjuguer design, expertise juridique et surtout neurosciences.
Si j'ai bien un regret dans ma carrière, c'est de ne pas avoir connu les neurosciences avant ! D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi ce n'est pas enseigné à la fac de droit. Parce que c'est tellement fondamental quand ton métier consiste à faire passer des messages !
La façon dont le cerveau va capter l'information ou la rejeter en fonction d'un certain nombre de paramètres, c'est vraiment la base et ça change complètement la façon d’appréhender l’information, de la structurer et de la rédiger. Quand tu sais que la surcharge d'informations crée immédiatement un stress pour le cerveau et que cela influe négativement sur le processus d'assimilation et d’apprentissage, eh bien tes textes juridiques ou tes slides de formation n’ont plus la même tête.
Apolline — Tu évoques la formation en fac de droit. Est-ce que le legal design y est désormais enseigné ?
Marie — C'est une grande source de satisfaction pour moi : depuis 2 ans maintenant, on voit se créer des diplômes de legal design. La première fac à le faire, ça a été l’université Northeastern à Boston, qui a créé un cursus hyper inspirant.
D’ailleurs, de notre côté, on a construit une petite base de données qui recense toutes les facs dans le monde, qui soit proposent un vrai diplôme de legal design, soit ont des modules de design pour les juristes au sein d'un cursus juridique.
Aujourd’hui, quiconque veut se former de façon sérieuse a la possibilité de le faire. D'ailleurs, je vais prêcher pour ma paroisse : l'ENSCI, à Paris propose de super formations courtes pour les juristes d'initiation au design. C'est déjà un premier pas, c'est vraiment essentiel pour les non-designers de se former au design au bon endroit.
Apolline — Tu as donné pas mal d'exemples, mais pour récapituler : quelles sont les dimensions du legal design ?
Marie — D'abord, le legal design s’applique à la structure de l'information juridique, son accès, son caractère accessible. Où va se nicher l’information sur un site par exemple ? Est-ce que tu as besoin de 5 clics pour accéder à l'information ?
Ensuite, il s’applique au contenu : est-ce que le langage est clair ?
Apolline — Je t’arrête puisque tu parles de contenu, parce que forcément, c'est la partie qui m'intéresse beaucoup.
Je peux parfois être confrontée à des équipes juridiques qui me disent qu’on ne peut pas reformuler tel texte parce que dans les textes de loi, c'est comme ça, ou parce que ça doit être formulé de la même manière que mentionnée dans le cahier des charges juridique de l’entreprise.
Marie — Il y a un gros gros malentendu sur ce sujet et je pense qu'il y a un léger besoin d'éducation côté juriste. En réalité, les cas où le droit impose des mentions obligatoires sont quand même assez rares.
Ça existe en matière de crédit, par exemple. Il y a des mentions obligatoires. Qui d'ailleurs sont rédigées avec les pieds, disons-le. Le législateur a fait un très mauvais boulot, c'est-à-dire que la mention n'éclaire absolument personne, mais elle est obligatoire. Mais ça existe pour un nombre de cas franchement limités.
Ensuite, il y a un autre phénomène qui conduit à la situation que tu décris et qu'on connaît bien.
Si on prend l'exemple du RGPD, le texte de loi est rédigé de façon jargonneuse. Si tu essayes de lire le RGPD, tu ne vas probablement pas tout comprendre la première fois. L'ironie, c'est que ce texte, en particulier l’article 12, impose que l'information sur la base de laquelle le consentement est recueilli en ligne soit claire, accessible, concise, en langage que tout un chacun peut comprendre. Donc, la loi qui dit qu’il faut que ce soit clair est elle-même super jargonneuse. Et à partir de là, les juristes ou les avocats se disent que si la loi parle des données personnelles d'une certaine manière, alors ils sont obligés de reproduire ce jargon. C'est un énorme malentendu, limite une tragédie.
Heureusement, en tout cas en matière de privacy, on a désormais des régulateurs qui ont fait le job d'éducation en donnant des exemples avec du langage clair.
Certes, le texte de loi en tant que tel n'est pas un modèle de clarté, mais il y a bien une obligation de clarté dans ce texte et donc, juristes et designers, vous devez contribuer à rendre ce texte clair.
Je t'avoue que c'est là-dessus qu'on a le plus de discussion avec nos clients. En général, ceux qui viennent nous voir sont déjà assez convaincus par la démarche. Ce qui est important, c’est de montrer des exemples.
En ce moment, on re-design la privacy policy de Canva, pour les enfants. Client canon, projet canon, on est super gâtés ! L’équipe est venue nous voir parce qu'elle avait vu un exemple de ce qu'on avait créé pour King - les jeux vidéo, qui édite notamment Candy Crush. On avait créé pour eux une privacy saga, inspirée de jeux vidéo, c’est-à-dire une expérience gamifiée en 6 étapes sur la privacy. Tu as des petits nudges entre les étapes, un quiz à la fin, etc.
Le truc, c'est de changer le référentiel.
Et c'est pour ça qu'on travaille beaucoup sur les fair patterns, parce que plus on va voir des alternatives au jargon, à la manipulation sur les interfaces, à la tromperie en ligne, et plus on va réaliser que ce n'est pas une fatalité d'être trompé. Ça peut être complètement honnête et en même temps très bien marcher sur un plan business.
Il faut éduquer l'œil, il faut des exemples. C'est d’ailleurs pour ça qu'on partage un maximum sur notre site, qu'on poste beaucoup aussi.
Donc voilà, il faut faire un peu de pushback aussi sur les juristes, mais gentiment.
Apolline — Ces exemples sur King et Canva sont hyper intéressants ! Quand on pense legal design, on pourrait se dire que cela concerne les secteurs de la LegalTech, la FinTech, l’AssurTech, la HealthTech, etc. Et là, Canva… Tu te dis mais il y a quoi de légal sur Canva ?
Marie — Déjà, Canva, il faut réaliser l'ampleur. Aujourd'hui, c’est 170 millions d'utilisateurs et d’utilisatrices dans 190 pays. C'est gigantesque !
L’entreprise a intégré beaucoup d'intelligence artificielle dans la plateforme. Par exemple, tu peux changer le ton de voix, tu peux utiliser le magic writing, de la retouche de photo, etc.
Expliquer ce que fait exactement l'IA, quels sont les algorithmes, quelles sont éventuellement les données qui sont traitées à cette occasion, déjà pour des adultes, ce n'est pas complètement évident, mais en plus pour des ados et des enfants, ça l’est encore moins.
La raison principale pour laquelle ils sont venus nous voir, c'est qu'ils sont très actifs dans le domaine de l'éducation. Pour info, Canva for Education, ça va de la primaire aux universités, et c’est une dizaine de millions d'utilisateurs. Des profs qui utilisent Canva pour faire leurs cours, des élèves ou des étudiantes qui font pareil pour leurs exposés, etc.
Apolline — Comme tu parles d'intelligence artificielle, allons-y !
Ça me fait penser que, pas plus tard que jeudi dernier, j'ai assisté à un événement pendant lequel une personne a dit qu’elle avait conçu une solution permettant de générer beaucoup textes légaux. De ton côté, que penses-tu de la génération de textes juridiques ? Est-ce que ça reste jargonneux comme ça l'est actuellement ou est-ce que c’est plus simplifié ?
Marie — Comme toute utilisation de l'IA aujourd'hui, tout tient à tes prompts. Il n'y a pas de secret, ça fait un moment que tout le monde a compris. Plus tu vas affiner tes prompts, plus tu auras des résultats intéressants.
Si tu ne briefes pas bien l'algorithme, il va reproduire le jargon qu’il connaît - il y en a infiniment plus que de langage clair.
Maintenant, même avec les bons prompts, il faut faire très attention. Une partie du job de juriste est de repérer quand l'outil se trompe, avec des erreurs d'interprétation, potentiellement aussi de la sursimplification, une perte de sens.
De notre côté, l’IA nous sert pas mal. On l’utilise pour repérer tout ce qui ne va pas dans un texte, par exemple. Ça fonctionne plutôt bien.
Alors, quand tu lui demandes des formulations alternatives, encore une fois, il faut faire attention.
Après, rédiger de zéro, ce n'est pas encore mûr, mais ça le sera sûrement bientôt. Et ce sera une bonne chose.
Autre point au sujet de l'IA : dans nos travaux, il y a notre petite obsession des dark patterns. Malheureusement, l'IA démultiplie la manipulation et la tromperie en ligne d'une façon considérable. Aujourd’hui, 97% des interfaces en Europe contiennent des dark patterns. Pour rappel, un dark pattern, c'est une interface qui trompe ou qui manipule les utilisateurs et utilisatrices en manipulant les biais cognitifs. Ça te fait faire des choses, comme par exemple partager plus de données personnelles que ce que tu aurais voulu, ou acheter plus, ou payer trop cher, etc. Cela engendre des dommages financiers, des dommages liés à ta vie privée, ou liés à ton autonomie, voire même à ta santé.
Ce qui est préoccupant, et la raison pour laquelle nous travaillons beaucoup sur ces sujets, c'est que les dark patterns sur les interfaces, ce n’est rien à côté des dark patterns dans le code lui-même.
Je prends un exemple basique - mais il y a bien pire - c'est la bannière concernant les cookies qui ne fait pas ce qu'elle dit qu'elle fait. Toi, tu lui dis non, et puis elle, elle balance tes données au CRM. Super ! C’est le cas sur un grand nombre de sites. Et ça, évidemment, tu ne peux pas le voir sans aller fouiller dans le code.
Aujourd’hui, le potentiel de tromperie ou de manipulation est énorme. Au point que certaines chercheuses préconisent de considérer par défaut que toute image ou vidéo en ligne est fausse, jusqu'à ce qu'on ait pu prouver qu'elle n'ait pas été générée par de l’IA.
Beaucoup d’experts s’accordent sur le fait que, vu la prolifération des images et vidéos générées par l’IA, d'ici 2 à 3 ans, il y aura plus de fakes que de contenus authentiques.
Heureusement, le DSA - le Digital Services Act, ou règlement européen sur les services numériques - s'applique désormais et va interdire les dark patterns. On va pouvoir s’en servir pour lutter contre tout ça. Il y a aussi l'AI Act, la loi européenne sur l’intelligence artificielle, qui vient d'être finalisée, pour rentrer en vigueur bientôt.
Donc voilà, il y a progressivement des armes pour lutter.
Apolline — Super intéressant, d’autant plus ce sont des armes globalement inconnues pour une personne lambda, ou même des designers.
Je sollicite maintenant ton conseil. Imaginons, je suis designer dans une entreprise, j'ai envie de travailler avec l'équipe juridique sur un projet, pour concevoir ou améliorer l’un des parcours de mon application. Par où dois-je commencer pour réussir à embarquer les juristes et les impliquer dans la conception ?
Marie — En général, les juristes sont hyper demandeurs des designers. Nous, on voit le problème inverse. C'est-à-dire qu'il y a beaucoup de demandes côté juristes et il y a un peu moins de bande passante côté designers. En tant que designer, vous avez énormément à apporter aux équipes juridiques, et vice-versa.
Une première technique serait de trouver vos points communs. Par exemple, on avait organisé un atelier sur les points communs entre designers et juristes. Un premier point commun est la recherche préalable. En design, vous allez faire de la recherche utilisateur, côté juridique, c’est la même chose : ils et elles font des recherches de jurisprudence.
Ensuite, une super occasion de bosser ensemble, c’est d’améliorer la confidentialité des données et les conditions générales en ligne. Dans l'immense majorité des sites, honnêtement, c'est complètement pourri ! (rires) C'est désormais une obligation d’être le plus clair, le plus transparent et le plus accessible possible. C'est donc une super occasion de travailler ensemble. Cela permet d’ailleurs aux designers de mieux faire comprendre ce qu’est le design, de manière concrète : navigation, accessibilité, caractère actionnable, ce qu’est un persona, ce qu’est un parcours, etc.
Apolline — Et ne pas avoir peur des juristes ! (rires) Parce que c'est vrai qu'on peut avoir une vision de quelqu'un de strict et qui est là pour valider les choses.
Marie — Les juristes payent aussi des décennies de postures d'experts, de gens un peu dans leur tour d'ivoire. Ça, il faut l'admettre.
Je pense que, de gré ou de force, il faut que ça change. Il y a celles et ceux qui sautent dans le train, et puis il y a les autres qui seront bien obligés à un moment ou à un autre de suivre et de se conformer.
Quand nous délivrons des formations chez nos clients, nous voyons que chaque expertise - juridique et design - sort de son quotidien. Ça leur fait un nouveau champ d'exploration, et c’est un bol d’air frais.
Et en général, les juristes ne mordent pas contrairement à leur réputation ! (rires)
Apolline — Selon toi, pour résumer, pourquoi les entreprises devraient s'intéresser au legal design ? De quoi argumenter auprès de ses boss…
Marie — Simplement parce que c'est le sens de l'histoire. On ne peut pas être dans ce monde digital avec autant d'informations dans tous les sens. Aujourd'hui, si tu veux te renseigner sur à peu près n'importe quoi, n'importe quel sujet, même ultra technique, tu as cette info en ligne. Tu as même maintenant l’IA pour te l’expliquer. Et donc, il n'y a strictement aucune raison que le droit fasse exception, bien au contraire.
Aussi, il y a une espèce de lame de fonds législative et réglementaire dans le monde entier qui impose que l'information juridique soit claire, accessible, actionnable pour le commun des mortels.
Voilà, je pense que c'est le sens de l'histoire et c'est vraiment pour le mieux, parce que ça produit des bénéfices pour les utilisateurs et utilisatrices, mais aussi pour les juristes. On voit que c’est une source de satisfaction. C'est plus sympa de faire leur job avec le legal design que sans.
Apolline — Selon toi, quel est l'avenir du legal design ? Comment perçois-tu le futur ?
Marie — Alors, ce que je souhaite, c'est que ça devienne la norme. C'est-à-dire qu'on n'ait plus besoin d'appeler ça legal design, que ce soit juste complètement normal, évident et de base, au même titre que n'importe quel autre contenu sur un site.
Après, ce sur quoi nous travaillons, comme tu l'auras compris, c'est la lutte contre les dark patterns. Grâce aux fair patterns, cette possibilité de transformer, de dépasser la manipulation et la tromperie et d’encapaciter les utilisateurs et utilisatrices. C’est fondamental dans un monde digital où, allez, on est quoi ? 4 milliards d’humains à avoir un accès en ligne. S'il y a 4 milliards d'humains qui cliquent à l'aveugle partout, c'est complètement dramatique pour notre autonomie, pour notre vie privée et pour notre portefeuille aussi. On deviendrait des espèces de jouets manipulables à souhait. C'est déjà un problème dans les démocraties, mais quid de tous les pays où il n’y a pas de démocratie ? Dieu sait si c'est fragile !
Donc, il y a un enjeu absolument fondamental du legal design pour rééquiper tous les citoyens, toutes les utilisatrices du digital, et leur permettre de faire leur propre choix de façon autonome, éclairée, d'une façon qui soit conforme à leurs préférences, en toute connaissance de cause.
Apolline — J'espère que tout ce que tu as pu dire pendant cette heure va mettre la puce à l'oreille des personnes qui écoutent. De mon côté, depuis que je me suis intéressée au sujet, je remarque que je fais automatiquement beaucoup plus attention. Je suis d’ailleurs devenue une obsessionnelle des dark patterns : dès que j’envoie, hop je fais des captures d’écran.
Marie — On organise d’ailleurs chaque mois une masterclass sur les dark patterns. Le public est composé essentiellement de designers, et aussi de développeurs. On attend maintenant les marketeurs de pieds fermes ! (rires)
Cette masterclass permet d’acquérir des techniques pour repérer les dark patterns, éviter d'en créer, au profit des fair patterns.
Apolline — Comme tu parles de masterclass, as-tu d'autres ressources à partager ?
Marie — Oui, bien sûr. Nous avons plein de ressources sur Fairpatterns. Nous avons a aussi lancé un podcast, qui s'appelle Regain Your Free Will Online.
Je pourrais également partager la petite base de données sur les formations en legal design.
Et bien sûr, il existe une petite dizaine de bouquins sur le legal design.
Il y a également le Legal Design Journal, dont je fais partie et qui a fait son premier appel à publication. La première édition va sortir au milieu de l'année 2024.
Apolline — Merci pour ces ressources ! Et merci beaucoup pour cet échange 🙌
J'en retiens deux choses. La première, c'est que même si on pourrait dire que ce n’est pas un sujet sexy, le champ d’exploration et d’amélioration est vaste. Il y a énormément de choses à faire. Et la deuxième chose, c'est que je me demande comment tu fais tout ce que tu fais ! (rires)
Les ressources sur le legal design mentionnées par Marie 🔍
- Amurabi, l’agence que Marie Potel a fondé pour accompagner les entreprises à transformer les documents et process juridiques en outils d’action pour les utilisateurs et utilisatrices
- Fairpatterns, une plateforme que Marie a créé, mêlant ressources, formations et podcast, pour aider les entreprises à se débarrasser des dark patterns au profit des fair patterns
- Le podcast de Fairpatterns : Regain Your Free Will Online
- Le Legal Design Lab à Stanford
- Le Master Innovation by Design à l'ENSCI de Paris, pour se former au design en 18 mois
- La base de données, créée par Amurabi, qui recense les facs dans le monde délivrant un diplôme en legal design
- Côté législation sur le numérique et l’IA : le Digital Services Act, ou règlement européen sur les services numériques, et l'AI Act, la loi européenne sur l’intelligence artificielle
- La masterclass sur les dark patterns, proposée par Fairpatterns, d’une durée de 2h
- Le Legal Design Journal, le premier journal en ligne dédié au légal design
- Law By Design, par Margaret Hagan, le livre de référence quand on commence à s’intéresser au legal design (en ligne, gratuit)